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Plumicule
19 février 2014

Sa Majesté des Mouches (Lord of the Flies)

Sa Majesté des Mouches (Lord of the Flies).

 

Vouloir évoquer en quelques lignes un roman aussi riche et captivant que Sa Majesté des Mouches apparaît comme un défi impossible à relever. Mieux, il s’agit d’un non-sens si l’on considère la multidimensionnalité de son propos dont un simple résumé appauvrirait tout à fait la portée. D’autres se sont penchés, avec succès, sur cette œuvre et ont publié articles et livres qui permettent au lecteur curieux de saisir tout le talent de l’auteur et de mesurer toute la force de son sujet et de sa prose.

De fait, nous ne tenterons pas ici un résumé mais essaierons simplement de donner au lecteur l’envie de découvrir (ou de redécouvrir !) ce livre et cet écrivain, qui fut Prix Nobel de Littérature en 1983 : William Golding. Dans une seconde partie nous évoquerons également l’adaptation cinématographique que fit Peter Brook de son chef d’œuvre, en 1963, adaptation très fidèle à l’esprit de l’œuvre de Golding, et qui fut saluée par la critique lors de sa sortie comme un film magistral, parfaitement maîtrisé.

 

William Golding

Un point tout d’abord sur l’auteur : William Golding est né en 1911 à Newquay, une ville posée sur la côte atlantique des Cornouailles et a passé les huit dernières années de sa vie à Perranarworthal (à vos souhaits) dans ce même comté. Il y est mort, loin du tumulte du monde, dans sa maison de Tullimaar, une propriété à l’écart du village, entourée d’arbres, et qu’occupe encore aujourd’hui son fils.                                                                     

Il s’intéresse très tôt à la littérature et est particulièrement attiré par la poésie versifiée. Il commence à écrire dès l’adolescence mais il faudra attendre l’année 1934 pour qu’il publie son premier volume, sobrement intitulé Poems. Ce recueil est également sa première œuvre éditée, tous genres confondus.                                                                                                                                                                   

Après des études à Marlborough (Wiltshire), à la Marlborough Grammar School dans laquelle son père enseigne les sciences naturelles, William Golding passe par le Brasenoge College avant d’intégrer l’université d’Oxford (dont dépend Brasenoge College) où il suit pendant deux ans des cours de sciences naturelles (discipline à laquelle l’avaient destiné ses parents) avant de se tourner vers la littérature anglaise. Il obtient son Bachelor of Arts Degree (l’équivalent anglais de notre licence de lettres) en 1934, l’année de publication de son recueil de poèmes. Il devient professeur d’anglais et de philosophie en 1939, au Bishop Wordsworth's School de Salisbury.                                                               

L’année suivante, il rejoint la Royal Navy et officie à bord d’un destroyer. Il est notamment impliqué dans la poursuite et la destruction du Bismarck et participe activement au Débarquement de Normandie en prenant le commandement d’un LCT(R) (Landing Craft Tank Rocket, navire lourdement armé dont la mission était de pilonner les plages du Débarquement avant l’arrivée des troupes d’artillerie mobile et d’infanterie). Le conflit armé et particulièrement ces deux batailles dans lesquelles il a été impliqué, auront un impact important sur son travail d’écrivain et transparaîtront d’ailleurs en filigrane dans Sa Majesté des Mouches ainsi que, de manière certes plus transparente, dans d’autres œuvres (notamment sa Trilogie marine (To the ends of the earth : a sea trilogy) qui rassemble Rites de passage (Rites of passage, 1980, obtiendra le Booker Prize), Coup de semonce (Close quarters, 1987) et La Cuirasse de feu (Fire down below, 1989).                                                                                              

Après la guerre, il reprend son poste à Salisbury et y restera professeur jusqu’en 1962, date à laquelle il renonce à l’enseignement pour se consacrer pleinement à sa carrière littéraire. Celle-ci sera, dès le départ, émaillée de succès. Son premier roman, qui paraît en 1954, est acclamé par la critique et est encore considéré aujourd’hui comme un classique de la littérature anglaise : il s’agit de Sa Majesté des Mouches.

 

Le livre  

William Golding aurait pu écrire une nouvelle robinsonnade, après celle, initiatrice et presque mythique, de Daniel Defoe (Robinson Crusoé, 1719) celle, moins connue, de Johann D. Wyss (Le Robinson suisse, 1812) ou celle, plus tardive et intégrée aux fameux Voyages extraordinaires, de Jules Verne (L’île mystérieuse, 1875).                                                                                                   

Mais c’était sans compter sur le climat politique de l’époque. Si l’auteur suggère à plusieurs reprises au lecteur que l’action du roman se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, l’époque de sa rédaction correspond quant à elle à une croissance palpable des tensions entre les Etats-Unis et l’URSS. Nous sommes alors en pleine guerre froide et il règne durant ces années et celles qui suivront une atmosphère angoissée faite des inquiétudes des populations vis-à-vis de l’éclatement d’un éventuel conflit. Il semble qu’à travers la course effrénée à l’armement massif se renforce de jour en jour la menace d’une nouvelle guerre atomique. Ce climat de peur et de doute, de désespoir parfois, est sensible dans Sa Majesté des Mouches et ce qui aurait pu être le tableau pittoresque et enchanteur d’une vie sauvage à l’écart de la folie du monde adopte progressivement les traits d’une allégorie de cette même folie et de la déchéance de la civilisation en ces temps de ténèbres.                                

Mais voici l’histoire : le roman s’ouvre avec l’écrasement d’un avion sur une île déserte qui semble située en plein Pacifique bien que Golding ne laisse pas suffisamment d’indices pour que l’on puisse juger le fait comme avéré. On subodore également que cette catastrophe n’a tué que le pilote et les accompagnateurs adultes, laissant apparemment tous les autres passagers de l’avion sains et saufs. Ces passagers sont tous des enfants britanniques dont le plus vieux entre à peine dans l’adolescence.                                                                                                                              

Dès lors, Golding va s’attacher à peindre la vie de ces rescapés, voués à eux-mêmes, et reprend pour ce faire le schéma narratif classique hérité des robinsonnades évoquées plus haut : au « traditionnel » naufrage fait suite la non moins traditionnelle exploration de l’île qui doit amener les personnages à se rendre définitivement compte de leur nouvel état de naufragés et permet également à l’auteur de circonscrire le champ de son action à l’île ; puis vient la nécessaire organisation de la survie qui passe par une recréation de l’espace civilisé et de ses règles, la naïveté enfantine allant même jusqu’à déplorer sérieusement l’absence tragique du cérémonial du thé.                                                        

Mais bientôt cet éphémère simulacre de société est fragilisé par l’émergence de tempéraments forts dont l’opposition mène inévitablement au conflit. Les enfants renonce les uns après les autres au modèle démocratique esquissé jusque-là et tombe sous la coupe d’un chef tyrannique, promoteur sans le savoir d’une organisation tribale, qui nie la civilisation et base son autorité sur la force physique et une religion rudimentaire qui exige de sanglants sacrifices. Ainsi, à travers ces pages inspirées, le lecteur assiste à la progressive déchéance de l’humain dans l’individu et la montée irrépressible des instincts primordiaux qui finissent par rendre l’homme à son état animal, loin de l’image du « bon sauvage » des théories rousseauistes.

Il est peu d’auteurs qui excellent dans l’art difficile d’exprimer avec des mots simples toute la complexité des passions humaines, toute l’ambivalence des sentiments refoulés ou l’équivoque des émotions tues. William Golding est de ceux dont la prose ne s’embarrasse pas du superflu et touche au cœur par la clarté même de son propos, qui est sobre mais loin d’être pauvre, sincère sans être affecté. Sa solennité, qui touche parfois au mysticisme, le dépouillement de la prose ainsi que la profondeur du propos peuvent, à certains moments, rappeler Saint-Exupéry.                                                                                                                                                                                              

Il faut lire ces lignes lumineuses où Golding décrit avec force et justesse cette nature capricieuse. Laissant les jeunes enfants manger jusqu’à n’en plus pouvoir les fruits lourds et dorés qui plient les branches des arbres, boire l’eau pure de ses ruisseaux ombragés ou profiter des épaisses frondaisons pour sommeiller confortablement entre les troncs de cocotiers, elle sait aussi les réveiller en sursaut au bruit des pas affolés du sanglier lorsque le tonnerre roule sous le ciel et les rappeler subitement à leur petitesse.                                                                                     

Au-delà de la peinture de cette nature, tantôt calme, tantôt déchaînée, l’auteur parvient également à rendre magnifiquement le monde de l’enfance, prouvant à nouveau que tout grand écrivain est aussi fin observateur. Tel est son art descriptif et la force de sa vision que l’on croit connaître ces têtes blondes qui s’agitent sous le vent tropical. Leurs attitudes, souvent emplies d’une tendre naïveté, les rendent attachants sans pour autant que l’auteur tombe, ne serait-ce qu’un seul moment, dans la sensiblerie ou le poncif facile.                                                                                        

L’identification aux trois personnages principaux, qui sera davantage le fait des jeunes lecteurs, est facilitée par un génial parti-pris consistant à investir chaque protagoniste de sentiments, d’attitudes et de réactions différents, volontiers mouvants, leur permettant d’interagir ensemble et formant ainsi une espèce d’harmonie bancale qui finit par laisser place au chaos. Au fil des pages, on comprend que ce qui n’est ni parfaite concorde ni discorde complète est un état propre à la société, donc à l’homme. Ces trois personnages représentent ainsi chacun une dimension particulière de l’esprit humain qui entre en balance avec les autres et participe de l’équilibre, précaire, de la psyché.         

Ralph, le premier personnage nommé par William Golding, est le personnage le plus concerné par l’urgence de la situation, qu’il n’aura de cesse de rappeler tout au long du roman. Détenteur de la conque, coquillage dans lequel il souffle pour rassembler tous les enfants, il est élu chef par une grande majorité des naufragés. Il se distingue des autres par sa volonté d’unifier ses semblables malgré leurs différences respectives car il croit que c’est par l’union que tous trouveront leur salut. En un sens, il symbolise l’esprit démocratique et fait figure de défenseur de l’idée de république, au sens premier de res publica, la chose publique.                                                                                                                        

Porcinet (Piggy en anglais), surnommé ainsi à cause de son embonpoint, représente quant à lui la connaissance et, dans une certaine mesure, l’esprit scientifique capable de lutter contre la superstition. Faible de nature, il devient rapidement le souffre-douleur du groupe et particulièrement de Jack Merridew. Son asthme et sa myopie le rendent impropre aux tâches physiques comme la chasse où la fabrication d’abris, pourtant nécessaires à la survie des enfants. Toutefois, c’est justement un de ses défauts qui lui permet d’être utile au groupe : étant myope il porte des lunettes dont les verres seront utilisés pour créer le feu et éviter la mort.                                                                              

Jack Merridew est certainement le plus fort, physiquement parlant, de tous les enfants de l’île. Sa fougue, son caractère entier insensible au compromis et ses capacités physiques l’amèneront assez logiquement à devenir le chef du groupe des chasseurs, sur qui repose également la survie de tous. Son charisme et son indépendance d’esprit, dans laquelle on peut distinguer une prééminence de l’intérêt personnel sur l’intérêt collectif, le feront devenir l’opposant « naturel » de Ralph et Porcinet. De la confrontation orageuse des personnalités naîtra une rupture qui entraînera un changement de chef. Jack devient le symbole de la tyrannie dont le pouvoir repose sur la violence et la terreur.                                                                      

Deux personnages secondaires viennent compléter le tableau : Roger, le second de Jack, représente la cruauté pure, le plaisir de tuer pour tuer. Il est le bras armé du chef et est craint par tous. Enfin nous avons Simon, être à part dont l’attitude peut tout à fait être entendue comme un défi aux ambivalences évoquées ci-dessus. Simon se tient à l’écart du reste du groupe et entretient avec la nature qui l’entoure un lien presque organique qui semble lui permettre de voir à travers les choses et de saisir la vérité de chacune, dans ce qu’elle a de plus rassurante ou de plus terrifiante. Il symbolise cette recherche personnelle du vrai et cette volonté de comprendre la nature de chaque fait, ce qui l’oppose bien sûr à Jack (promoteur de la religion du sacrifice et défenseur intéressé de la superstition) mais également, dans une moindre mesure cependant, à Porcinet et Ralph, dont la vision des évènements, bien que pertinente, n’est qu’une vision de surface dépendante de la matérialité.

Les attitudes de tous ces personnages ont pour autant un point commun : elles fluctuent et ne sont jamais le miroir d’une personnalité parfaitement uniforme. Ralph ne peut s’empêcher de ressentir de l’envie lorsqu’il voit Jack chasser et il semble qu’il souhaiterait volontiers, l’espace d’un instant, abandonner la raison pour succomber à ses instincts sauvages. Quant à Jack, il n’a pas toujours été ce cruel qui ne jure que par la chasse et il a su apprécier la sécurité d’une organisation hiérarchisée toutefois nécessairement contraignante, à l’instar, d’ailleurs de Roger. Porcinet, bien que détenteur du feu, et donc symboliquement, du savoir (Golding fait ici un parallèle avec la figure mythologique de Prométhée, qui apporta le feu aux hommes et fut puni pour cela par les Dieux), ne peut s’empêcher de frissonner à l’approche de la nuit lorsque le moindre bruit amène avec lui toute une série d’images terrifiantes. Comme tous, excepté Simon peut-être, il n’est pas exempt de peurs superstitieuses.

Cette mouvance de l’esprit, qui ne sait vraiment à quoi se fier dans ce monde inconnu et qui adopte tour à tour des attitudes qu’il pense être bonnes, est symbolisée par deux derniers personnages secondaires dont la gémellité les amène toutefois à être considérés comme une seule et même personne : les jumeaux Sam et Erik, rapidement présentés comme ne formant qu’un seul individu, Sam-Erik, rejoignent d’abord Ralph, dont ils épousent la cause, avant d’être contraint par Jack de s’intégrer à sa tribu.

Qu’il peigne la terreur des enfants face aux ténèbres, la volubilité de leur imagination féconde, les jeux d’ombres sur leurs peaux brûlées, le grondement menaçant du tonnerre, le glissement progressif de l’état civilisé à l’état animal ou la luxuriance presque irréelle de la nature inculte, William Golding sait, en écrivain sûr de son art, donner à chacun de ces épisodes une coloration particulière, non dénuée d’une certaine beauté triste, qui rend son roman magique et parfaitement unique.

Nous espérons que ces quelques lignes donneront envie de découvrir cette histoire édifiante, qui marie à merveille la réflexion philosophique à un romantisme sobre dans son lyrisme, et dans laquelle le lecteur pourra découvrir une aventure humaine sans précédent, qui touche directement le cœur et s’imprime durablement dans la mémoire.

 

Peter Brook 

Peter Brook, metteur en scène, réalisateur, acteur et écrivain britannique, est né à Londres en 1925 et est toujours en activité. Il est dès son enfance attiré par le théâtre et débutera sa carrière en 1942 avec une adaptation du Docteur Faustus de Christopher Marlowe, dramaturge anglais de l’époque élisabéthaine qui fut un des concurrents directs de l’immortel William Shakespeare. Brook adaptera d’ailleurs à de nombreuses reprises des œuvres de ce dernier (King John, 1945 ; Love Labour’s Lost, 1946 ; Romeo and Juliet, 1947 ; Measure for Measure, 1950 ; A Winter’s Tale, 1951 ; Titus Andronicus, 1955 ; Hamlet, 1955 ; The Tempest, 1957 etc.) mais est également à l’écoute des créations modernes (il adaptera Jean Anouilh, Arthur Miller, Jean-Paul Sartre, Tennessee Williams, Graham Greene etc.). Son activité de metteur en scène est considérable puisqu’il a monté plusieurs dizaines de pièces de théâtre, classiques comme contemporaines. Il est depuis de nombreuses années un metteur en scène internationalement reconnu, que cela soit pour la qualité de ses adaptations ou ses partis-pris stylistiques.  

Au cours des années 50-60, il se démarque progressivement du théâtre traditionnel et développe une théorie théâtrale qu’il a lui-même forgée et qu’il met rapidement en pratique : sa « théorie de l’espace vide », fortement influencée par le concept de « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud, l’amène à expérimenter ce qu’il appelle également le « théâtre immédiat » forme théâtrale dans laquelle la performance fait l’économie du décor et repose sur le comédien lui-même, sur sa gestuelle intuitive où l’improvisation et le contact avec le public sont constants. Cette théorie aura un impact non-négligeable sur ses réalisations filmiques et est clairement visible dans son adaptation du roman de Golding.   

 

Le film                             

En 1963, il propose au public son adaptation de Sa Majesté des Mouches. Il s’agit alors de son troisième long métrage. Le projet est très personnel et Brook souhaite avoir les mains entièrement libres pour réaliser son adaptation. A la recherche de financements, il contacte le producteur hollywoodien Sam Spiegel, figure de proue des studios Columbia, qui vient de produire Lawrence d’Arabie et Le Pont de la rivière Kwai, deux grands succès du box-office à l’époque. Ce dernier répond favorablement au réalisateur britannique mais l’entente entre les deux tourne rapidement au fiasco lorsque Brook se rend compte que Spiegel gonfle artificiellement le budget du film, incapable qu’il est d’admettre qu’il doit réaliser un film avec de modestes moyens. Il semblerait que le producteur star ait une réputation à tenir. Or, pour Brook, un petit budget est aussi synonyme de liberté de création. Abandonnant Spiegel, il se tourne vers un jeune producteur indépendant, auditionne des milliers d’enfants et finit par partir à Porto Rico avec une équipe composée en grande majorité d’amateurs. 

Le tournage peut enfin commencer. Il sera rapide puisque les enfants ne sont disponibles que pour le temps de leurs vacances d’été. Une fois en place, Brook décide non pas de construire son film d’une manière traditionnelle, avec un montage réglé précisément, un cahier des charges strict etc., mais de laisser libre cours à l’imagination des enfants, qu’il encourage à improviser au maximum, fidèle en cela à la théorie théâtrale évoquée plus haut. Un parti-pris remarquable et décisif qui donne au film cet effet si particulier qui le rapproche, à certains égards, du documentaire.

Le film en lui-même est très proche du roman de Golding : Brook débute par une succession de plans fixes qui suggèrent bien la cause de l’isolement des enfants. Si Golding avait appris au lecteur le crash de l’avion par l’intermédiaire des échanges entre les enfants, Brook le montre explicitement en faisant se succéder des images très expressives de ce naufrage initial. L’effet qui en ressort peut dérouter un spectateur contemporain : en effet, le parti-pris adopté semble paradoxalement « figer » le crash et anéantit ainsi tout idée de « spectacle ». Il faut dire qu’avec un budget de 300.000 dollars, mieux vaut faire l’impasse sur ce genre de dépense.                                                                                                              

On imagine bien ce qu’un Michael Bay aurait tiré de pareilles circonstances : nous aurions certainement eu droit à un déluge d’explosions, des vues saisissantes des réacteurs en feu alors que l’avion tombe à toute allure en piqué, des gros plans dramatiques sur les passagers prisonniers des flammes, suffocant sous le coup de la peur et de la fumée. La séquence se serait clôturée sur un plan large de l’avion s’écrasant dans la jungle sauvage de l’île, laissant derrière lui un chaos sans nom et quelques morceaux de sa carlingue. Sans oublier la musique. L’effet aurait (sûrement ?) été remarquable mais tout le « talent » de Michael Bay ne lui aurait pas permis d’atteindre ne serait-ce qu’au centième du sublime du film de Peter Brook.                     

Qui a lu les lignes précédentes consacrées au livre aura de toute façon compris que là n’est pas l’important et que le spectaculaire de Sa Majesté des Mouches est autrement plus subtil.                              

Fidèle au livre donc fut Peter Brook. Comme dans le roman, le réalisateur commence par magnifier le lieu, nous le présentant paradisiaque pour progressivement le transformer en véritable enfer, donnant, comme Golding avant lui, la raison du titre de l’œuvre : la Majesté des Mouches est un des charmants surnoms que l’on attribue au Diable. Et n’est-ce pas justement cette part démoniaque, sommeillant en chaque homme, qui viendra détruire la précaire harmonie de cette nouvelle micro-société ?                                                                                                                                             

Les acteurs amateurs participent indéniablement de cette impression de paradis paisible : les têtes blondes, aux visages respirant l’innocence et le bonheur de s’affranchir de l’autorité des adultes, contribuent à créer un climat clément, où s’épanouissent les joies simples de la vie : croquer dans un fruit bien mûr, s’étendre au soleil et s’endormir sous ses rayons, se baigner dans cette eau cristalline, coupée des courants violents par une barrière de corail. 

Rapidement toutefois cet Eden s’assombrit : les regards se font plus fuyants, les gestes équivoques, la nature révèle sa dureté et semble comme faire écho à la sauvagerie naissante qui corrompt l’organisation sociale. Brook parvient à saisir admirablement ces instants et entrecoupent ces épisodes de scènes silencieuses qui ne font qu’isoler davantage encore les enfants dans leur monde et bientôt les uns des autres.

Son cadrage est subtil et fait une large part à cette vie sauvage qui, si elle a d’abord le goût délicieux de la nouveauté et de l’aventure, devient vite un poids dont on ne parvient plus à se défaire. Les enfants sont d’abord présentés sous un jour favorable, baignés de lumière et de chaleur, leurs rires sont francs et l’immersion complète dans la nature n’a encore que les apparences du jeu. Mais l’illusion cède à l’instinct, qui transforme la façon de regarder le monde environnant et, partant, la manière de filmer ce monde.

On pourrait s’étonner de voir que le réalisateur a préféré une image en noir et blanc. En effet, quels effets n’auraient pas permis cette végétation foisonnante, cette eau de bleu du ciel, transparente comme les intentions initiales des enfants ! La saturation du champ cinématographique par ces milles nuances de vert et de bleu aurait très certainement rendu avec efficacité, avec magnificence même, cette idée d’oppression, d’englobement complet du groupe par la nature. L’effet aurait été similaire pour la représentation du sang, le rouge aurait détoné de manière intéressante avec le décor environnant et peut-être le film aurait-il ainsi gagné en spectaculaire sans perdre en pertinence. Le noir et blanc sert toutefois un but différent : il permet de concentrer l’attention du spectateur sur l’essentiel, qui est de démasquer dans le regard, ce miroir de l’âme, le moment où tout bascule, où la claire vision d’une société immaculée laisse place au sentiment encore indistinct de sa propre propension à agir à l’encontre des artifices sociaux, où se substitue à la morale traditionnelle, millénaire, ce nouvel état des choses, qui ne repose plus que sur l’instinct. 

C’est un film admirable que nous livre Peter Brook, et si sa réalisation marche dans les pas de Golding, le metteur en scène parvient à conférer à son œuvre une identité visuelle propre, qui ne cesse de dérouter le spectateur. Celui-ci est à son tour immergé dans cette nature hostile et semble comme faire partie intégrante de l’action et du destin funeste qui commence à poindre à travers les herbes hautes. S’il paraît accompagner les enfants sur la plage, dans leurs explorations des sentiers fixés par le pas de l’animal, s’il paraît participer à l’élaboration de cette nouvelle société et être un témoin privilégié de son évolution, une fois que le vent a tourné, il est comme pris au piège : sa participation, qu’il voudrait alors peut-être moins active, son engagement dans les évènements qu’il a sous les yeux et qu’il souhaiterait peut-être moins complet, l’amènent à revoir son implication et sa place dans cette société. Les interrogations des enfants deviennent les siennes et il se surprend à anticiper les réactions de chacun, à vouloir le succès de l’un, la déchéance de l’autre. Face à la mort il est outré, comme le sont Ralph, Porcinet et Sam-Erik mais il ne peut non plus s’empêcher de ressentir une certaine fascination face au spectacle de la barbarie. Comme les enfants de l’île, il peut, d’une certaine manière, se sentir véritablement en danger, malmené qu’il est dans ses convictions, dans ses croyances.

Il ne faut pas faire l’impasse sur cet étrange état de fait : Sa Majesté des Mouches est un film éprouvant et, parfois, dur à regarder. Mais admettre ce drame comme une réalité, c’est déjà mieux appréhender la nature humaine et commencer à percevoir ce qui agit dans l’ombre de la conscience.

 

                                                                                                                                                                     Martin, de l'équipe Plumicule

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